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Un midi, à table, Edward demande ironiquement plusieurs fois de suite s'il est « nécessaire » qu'un plat imperceptiblement ébréché soit mis devant lui. À la troisième demande, Emily se lève brusquement, s'empare du plat et le pulvérise dans le jardin, sur une pierre : que ta volonté soit faite, père qui ne supporte pas la vue d'un seul défaut dans la matière ou dans les âmes. Un autre jour devant l'écurie, Edward en sueur, les yeux exorbités, fouette jusqu'au sang un de ses chevaux. Il lui reproche d'avoir « manqué d'humilité ». Emily accourt, échevelée, hurlant contre le bourreau qui lâche son fouet et recule, sidéré. La colère des saintes est plus terrible que celle du diable.
Edward est emmuré vivant, comme sont tous les hommes de Devoir. Emily sent la tristesse de son état et loin de lui en vouloir, cherche à l'en distraire : c'est d'abord pour lui qu'elle joue du piano et qu'elle fait le pain de la maison, un pain si bon qu'on croirait, qu'en le rompant, elle ouvre son cœur. Il en vante la saveur, ne veut plus en manger d'autre et peut-être, quand il mâche une bouchée du pain odorant de sa fille, entrevoit-il une seconde cet enfantin paradis que nous ouvre l'insouciance.
Le lendemain de l'enterrement de son père Emily erre comme une enfant perdue dans la grande maison froide, s'écriant à l'entrée de chaque pièce : « Où est-il ? Emily va le trouver !» Pendant deux ans, elle rêve chaque nuit à lui et écrit des poèmes si ardents que leur lumière est aperçue dans l'au-delà – où il n'y a plus pour personne aucun rôle à jouer ni aucun rang à tenir.